visée un peu matérialiste, et puis de l'autre côté il y avait un certain nombre
de travaux qui s'intéressaient à la manière dont notre organisation sociale
influe sur l'innovation et donc sur la conception des dispositifs techniques.
Et ce que nous avons essayé de faire finalement, c'est de faire une
articulation entre les deux, c'est-à-dire de penser le processus d'innovation comme
un processus par lequel s'éprouve, disons en même temps et de manière indissociable,
à la fois la définition des technologies et la définition de l'environnement
dans lequel elles prennent place et finalement auquel elles donnent forme.
Donc ça, ça a un certain nombre de conséquences.
La première chose c'est que on considère que les dispositifs techniques
sont partie intégrante finalement de l'organisation sociale,
ce qui veut dire que par exemple, on ne peut pas vraiment penser
la substitution comme on avait tendance à la penser, c'est-à-dire comme simplement
la mise d'un nouvel objet technique à la place d'un ancien objet technique.
En fait toute substitution suppose une sorte de reconfiguration des liens
et de l'organisation sociale.
Et une des choses importantes c'est que dans cette reconfiguration, finalement,
on a l'implication de l'ensemble des acteurs qui sont en quelque sorte
impliqués dans l'usage et dans la conception des technologies.
Et donc on a, qui participent à ce processus,
aussi bien, bien sûr les concepteurs, mais finalement,
une innovation technique ne se réduit pas du tout à leur action.
Il y a tout un ensemble d'acteurs qui peuvent être les distributeurs,
les vendeurs, les réparateurs et les usagers eux-mêmes, qui prennent part
dans ce processus de conception à la fois des techniques et de leur insertion
dans le monde social, qui lui-même est transformé du fait de cette insertion.
>> Ce qui est très important effectivement,
c'est que dans cette nouvelle sociologie de l'innovation telle qu'elle se pratique
au CSI, on considère en particulier que les techniques ne sont pas finies,
elle sont ouvertes, il y a une plasticité des techniques.
Et la question de la prise en compte par exemple des usagères,
c'est une des façons, une des modalités, par lesquelles les féministes vont
s'engager pour redéfinir et penser la contribution des femmes
aux techniques dans les processus d'innovation.
Alors je voulais vous demander justement
comment cette question du genre est entrée dans ces traditions?
Peut-être la théorie de l'acteur-réseau, mais d'autres traditions,
social construction of technology ou social shaping of technology,
avec d'autres collègues aux Pays-Bas, en Norvège,
est-ce que vous pouvez nous expliquer qu'est-ce qui se modifie à ce moment-là?
>> En fait, je pense que ce sont des mouvements parallèles, c'est-à-dire que
d'un côté il s'est développé, disons, cette approche au sujet de l'innovation,
et d'un autre côté en parallèle, >> se
sont développées des réflexions sur le genre.
Je me souviens que quand j'étais toute jeune sociologue,
j'étais allée à un congrès aux Pays-Bas
et une jeune femme m'avait interpelée déjà sur cette question du genre.
C'était donc dans les années 80, donc c'était très tôt, et elle m'avait dit,
oui mais, elle avait pris l'exemple d'une voiture qui avait été conçue, semble-t-il,
spécifiquement pour les femmes, et un des marqueurs du fait qu'elle avait été conçue
spécifiquement pour les femmes était le fait que les concepteurs avaient mis un
rétroviseur, pardon un miroir sur le >> Le rétroviseur.
>> Enfin non, au-dessus du conducteur pour que la personne puisse ajuster
sa coiffure tout en conduisant dans les embouteillages.
Et donc ça lui paraissait une sorte d'indicateur du fait que
la technologie pouvait être genrée.
Et par rapport à ce que nous,
nous développions, en fait ma réponse, c'était justement de dire eh bien que
la façon dont elle interprétait les choses était trop déterministe dans un sens.
C'est-à-dire que finalement, certes, les concepteurs étaient partis
finalement de conceptions un peu stéréotypées des relations de genres.
Une fois que le miroir était mis,
finalement les utilisateurs pouvaient s'en servir comme ils veulent.
C'est-à-dire ils pouvaient déjouer les hypothèses qui avaient été faites sur eux,
que ce soient des femmes ou des hommes, et donc soit confirmer les stéréotypes,
soit au contraire finalement les infirmer et construire autre chose.
Donc ça c'est un petit peu la perspective dans laquelle je me suis située.
Moi personnellement, j'ai quand même été très sensible à un certain nombre de
travaux, notamment ceux de Cockburn par exemple, qui ont montré comment finalement
la distinction entre ce qui est technique ou pas technique recoupe la
distinction de genres, et en quelque sorte comment ces deux catégories sont un peu co
constitutives l'une de l'autre ; donc ça c'était vraiment une chose importante.
Et du coup, tout le travail qui a été fait derrière pour réhabiliter la technique
dans des endroits dans lesquels on n'avait pas l'habitude de penser qu'elle était
importante, notamment l'univers domestique avec Ruth Schwartz Cowan
ou bien vos propres travaux avec cette attention qui a été
portée à toutes ces petites technologies qui équipent le bureau.
J'ai été aussi sensible à des travaux qui ont été développés par exemple par
Danielle Chabaud-Rychter sur la conception des dispositifs techniques,
où elle a essayé justement de traquer dans la conception même, disons,
l'importation de stéréotypes de genres.
Et où elle a montré qu'en fait c'était assez compliqué de tracer.
C'est-à-dire par moments, on pouvait voir effectivement l'influence d'un certain
nombre de conceptions, à d'autres moments non.
Et du coup, effectivement, c'était une approche qui recoupait un petit peu
celle que je pouvais avoir, dans la mesure où elle montrait bien que l'inscription,
disons, de relations de genres dans les technologies
n'était pas simplement le fait de la conception des dispositifs techniques,
mais le fait de son appropriation par tout un ensemble d'autres acteurs.
Finalement, l'approche qu'a développée Danielle Chabaud-Rychter est
relativement congruante par rapport à la mienne propre, puisqu'elle montre bien
que les catégories de genres ne sont pas inscrites une fois pour toutes
dans des technologies qui imprimeraient leur empreinte sur le social,
mais que finalement, elle procède, cette inscription des catégories de genres,
elle procède d'un travail collectif d'appropriation des technologies.